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8 décembre 2009

Pessoa bureau de tabac

Si j'ai voulu faire des études de lettres modernes c'est pour faire des rencontres. Des rencontres avec des personnes qui partagent la même passion pour moi de la lecture, parfois de l'écriture. Des gens qui savent que le science n'est pas un but ultime et que sans littérature, sans ressentir d'autres voix dans sa tête, on ne peut explorer le réel.

J'ai voulu aussi faire des rencontres avec des auteurs que je n'auraient jamais connue toute seule, parce que au final la littérature est une immense toile d'areignée où des auteurs se croisent et s'entrecroisent.

Hier en cours de littérature comparée, j'ai pris un gros coup de poignard. Notre prof a commencé à lire un poème de Pessoa, un poète portugais dont j'ignorais l'existence. En rentrant le soir je suis allée voir son poème "Bureau de tabac"...

Et bam un autre coup dans mes misèrables tripes.

Je sais que certains le liront et me trouveront folle d'être aussi touchée par quelques mots mais à dire vrai je m'en fous. Il vaut mieux être un roseau qui plie sous chacuns des coups qu'être qu'un foutu chêne. L'avantage c'est que je me briserai jamais pour de bon.

Je vous laisse lire.

Bureau de Tabac



Je ne suis rien

Jamais je ne serai rien.

Je ne puis vouloir être rien.

Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.


Fenêtres de ma chambre,

de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée

(et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),

vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,

sur une rue inaccessible à toutes les pensées,

réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,

avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,

avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,

avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.


Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;

lucide aujourd'hui, comme si j "étais à l'article de la mort,

n'ayant plus d'autre fraternité avec les choses

que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue

se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,

un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.


Je suis aujourd'hui perplexe. comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.

Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté que je dois

au Bureau de Tabac d'en face, en tant que chose extérieurement réelle

et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.


J'ai tout raté.

Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien.

Les bons principes qu'on m'a inculqués,

je les ai fuis par la fenêtre de la cour.

Je m'en fus aux champs avec de grands desseins,

mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,

et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à tout le monde.

Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser ?


Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?

Etre ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !

Et il y en a tant qui se croient la même chose qu'il ne saurait y en avoir tant !

Un génie ? En ce moment

cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même

et l'histoire n'en retiendra, qui sait ? même pas un ;

du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.

Non, je ne crois pas en moi.

Dans tous les asiles il est tant de fous possédés par tant de certitudes !

Moi, qui de certitude n'ai point, suis-je plus assuré, le suis-je moins ?

Non, même pas de ma personne...

En combien de mansardes et de non-mansardes du monde

n'y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?

Combien d'aspirations hautes, lucides et nobles -

oui, authentiquement hautes, lucides et nobles -

et, qui sait ? réalisables, peut-être...

qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui

tomberont dans l'oreille des sourds ?


Le monde est à qui naît pour le conquérir,

et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu'il peut le conquérir.

J'ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.

Sur mon sein hypothétique j'ai pressé plus d'humanité que le Christ,

j'ai fait en secret des philosophies que nul Kant n'a rédigées,

mais je suis, peut-être à perpétuité, l'individu de la mansarde,

sans pour autant y avoir mon domicile :

je serai toujours celui qui n'était pas né pour ça ;

je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;

je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte

auprès d'un mur sans porte

et qui chanta la romance de l'Infini dans une basse-cour,

celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.

Croire en moi ? Pas plus qu'en rien...

Que la Nature déverse sur ma tête ardente

son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;

quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout...


Esclaves cardiaques des étoiles,

nous avons conquis l'univers avant de quitter nos draps,

mais nous nous éveillons et voilà qu'il est opaque,

nous nous éveillons et voici qu'il est étranger,

nous franchissons notre seuil et voici qu'il est la terre entière,

plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.


(Mange des chocolats, fillette ;

mange des chocolats !

Dis-toi bien qu'il n'est d'autre métaphysique que les chocolats,

dis-toi bien que les religions toutes ensembles n'en apprennent

pas plus que la confiserie.

Mange, petite malpropre, mange !

Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !

Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d'argent, qui d'ailleurs est d'étain,

je flanque tout par terre, comme j'y ai flanqué la vie.)

Du moins subsiste-t-il de l'amertume d'un destin irréalisé

la calligraphie rapide de ces vers,

portique délabré sur l'Impossible,

du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,

noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,

sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis

et reste au logis sans chemise.


(Toi qui consoles, qui n'existes pas et par là même consoles,

ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,

ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,

ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,

ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,

ou cocotte célèbre du temps de nos pères,

ou je ne sais quoi de moderne - non, je ne vois pas très bien quoi -

que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m'inspire s'il se peut !

Mon coeur est un seau qu'on a vidé.

Tels ceux qui invoquent les esprits je m'invoque

moi-même sans rien trouver.

Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.

Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.

Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,

je vois les chiens qui existent eux aussi,

et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,

et tout cela est étranger, comme toute chose. )


J'ai vécu, aimé - que dis-je ? j'ai eu la foi,

et aujourd'hui il n'est de mendiant que je n'envie pour le seul fait qu'il n'est pas moi.

En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge

et je pense : « peut-être n'as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »

(parce qu'il est possible d'agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;

« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,

et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».


J'ai fait de moi ce que je n'aurais su faire,

et ce que de moi je pouvais faire je ne l'ai pas fait.

Le domino que j'ai mis n'était pas le bon.

On me connut vite pour qui je n'étais pas, et je n'ai pas démenti et j'ai perdu la face.

Quand j'ai voulu ôter le masque

je l'avais collé au visage.

Quand je l'ai ôté et me suis vu dans le miroir,

J'avais déjà vieilli.

J'étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n'avais pas ôté.

Je jetai le masque et dormis au vestiaire

comme un chien toléré par la direction

parce qu'il est inoffensif -

et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.


Essence musicale de mes vers inutiles,

qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,

sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d'en face,

foulant aux pieds la conscience d'exister,

comme un tapis où s'empêtre un ivrogne,

comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.


Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s'est arrêté.

Je le regarde avec le malaise d'un demi-torticolis

et avec le malaise d'une âme brumeuse à demi.

Il mourra, et je mourrai.

Il laissera son enseigne, et moi des vers.

A un moment donné mourra également l'enseigne, et

mourront également les vers de leur côté.

Après un certain délai mourra la rue où était l'enseigne,

ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.

Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé.

En d'autres satellites d'autres systèmes cosmiques, quelque chose

de semblable à des humains

continuera à faire des espèces de vers et à vivre derrière des manières d'enseignes,

toujours une chose en face d'une autre,

toujours une chose aussi inutile qu'une autre,

toujours une chose aussi stupide que le réel,

toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,

toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l'autre.


Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)

et la réalité plausible s'abat sur moi tout soudain.

Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,

et je vais méditer d'écrire ces vers où c'est l'inverse que j'exprime.

J'allume une cigarette en méditant de les écrire

et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.

Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,

la libération en moi de tout le spéculatif

et la conscience de ce que la métaphysique est l'effet d'un malaise passager.


Ensuite je me renverse sur ma chaise

et je continue à fumer

Tant que le destin me l'accordera je continuerai à fumer.


(Si j'épousais la fille de ma blanchisseuse,

peut-être que je serais heureux.)

Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.


L'homme est sorti du bureau de tabac (n'a-t-il pas mis la

monnaie dans la poche de son pantalon?)

Ah, je le connais: c'est Estève, Estève sans métaphysique.

(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)

Comme mû par un instinct sublime, Estève s'est retourné et il m'a vu.

Il m'a salué de la main, je lui ai crié: "Salut Estève !", et l'univers

s'est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le

patron du Bureau de Tabac a souri.

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Commentaires
A
je confirme, superbe texte, très ancrée dans notre réalité
S
Coucou toi !&nbsp; C'est&nbsp; vrai que c'est un texte magnifique qui prend aux&nbsp; tripes pour nous littéraires, écrivains dans l'âme<br /> Le pouvoir des mots, de déconstruire le monde, de le reconstruire et de le penser.
Par ma fenêtre
  • Bonjour vous êtes ici sur mon blog. C'est une fenêtre ouverte sur mon monde. En bref un foutoir qui me correspond... En ce moment je dois être sur mon lit à écouter de la musique en rêvant de changer le monde, mais en restant sur mon lit... Bonne vis
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